Le chanteur décalé

Putain qu’est-ce que j’ai horreur de cet adjectif ! Dès qu’un film, un disque, un artiste sort un peu des rails, n’entre dans aucune catégorie aisément identifiable (et Dieu sait si en France, on aime mettre les gens dans des cases, avec des étiquettes. Mais où est la liberté de créer, de penser, d’entreprendre dans ce pays? Hein?) , on y a droit : « Ouais j’adore les films de Wes Anderson, son univers un peu décalé… Ouais c’est trop un guedin Katerine, j’adore ce genre de mecs un peu décalés ».
Tu noteras qu’une œuvre/un artiste « décalé » l’est nécessairement « un peu » : on sait tellement pas ce que ça signifie qu’on prend des pincettes, des fois qu’on dise une connerie… Ben oui, tu m’étonnes : « décalé » ça veut dire quoi exactement ? « Décalé » par rapport à quoi, à qui ? Ca me met hors de moi (I mean it). Le seul emploi acceptable du mot « décalé », le voici : « Ronaldo a superbement décalé Özil sur la droite ».

Ca m’énerve d’autant plus que la plupart du temps, l’adjectif est employé pour désigner quelque chose ou quelqu’un dont je ne pourrai précisément pas me sentir plus proche, quelque chose ou quelqu’un qui m’est on ne peut plus cher. Je n’aurais aucun problème à me sentir moi aussi « décalé » mais le mot, s’il est systématiquement employé pour désigner quelque chose qui échappe à son utilisateur, est également toujours paré d’une connotation un peu péjorative. Quelqu’un de « décalé » est quelqu’un d’un peu anormal, du moins en marge… Alors suis-je moi-même à ce point en marge par voie de conséquence ? Je n’en ai pourtant pas l’impression.

Si je parle de ça aujourd’hui c’est que cette semaine au boulot, une collègue a qualifié Sébastien Tellier de «chanteur décalé ». Elle l’a d’abord qualifié de « bizarre », un peu « taré » puis face à mon indignation et à ma révolte (j’ai mis ma non-participation au repas de Noël de la boîte dans la balance)  m’a supplié d’une petite voix de reconnaître « qu’il fait quand même un peu chanteur décalé quoi… ».

Non.

Mille fois non.*

Je me suis senti insulté car j’ai justement senti récemment, et plus que jamais, une grande fraternité d’esprit avec Séb.

J’avais déjà ressenti ça pour Katerine lorsqu’il avait été l’invité de la Méthode Cauet à la sortie de Robots après tout. Les autres invités pouffaient de rire à chacune de ses réponses (et dans la Méthode Cauet, les invités se nommaient souvent Clara Morgane, Philippe Lellouche, Mickael Vendetta et Cachou): il était la curiosité de l’assemblée, le freak, le benêt, l’idiot du village. Chacune de ses réponses aux questions de l’animateur-goret me paraissaient pourtant incroyablement spirituelles, justes, clairvoyantes. J’avais devant mes yeux un type dont je sentais qu’on partageait une même sensibilité, des mêmes références… Un type intrinsèquement, profondément normal, au sens « équilibré » et positif du terme. Ce moment m’avait rendu à la fois très heureux et très triste.

Un mec normal.
Un mec normal.

Concernant Sébastien Tellier, le moment a eu lieu durant son concert il y a quelques semaines. Un concert hallucinant de près de 2h30, durant lequel, il ne s’est pas contenté d’interpréter à la perfection les chansons de My God Is Blue et de Sexuality ( + La Ritournelle, évidemment, quel putain de beau clip nom de Dieu) : il a également livré un spectacle de stand up de haute-volée.
Entre chaque titre, parfois au milieu d’une chanson, il nous livrait ses réflexions, ses fulgurances, incroyablement drôles et pertinentes : Dany Boon, Lance Armstrong, la prononciation du mot « match » (que d’aucuns prononcent « mash »), les Juifs, le sexe, les toulousains, U2, les Roms (il était, de son propre aveu, très branché « ethnies » ce soir là), Michael Jackson, Lionel Jospin en 81, tout y est passé.

C’était merveilleux.

Bien sûr, je savais tout ça : je l’écoute, l’apprécie et l’admire depuis L’Incroyable Vérité, je l’avais déjà vu à 2 reprises sur scène, il fait partie de mes héros. Mais ce soir là, l’osmose était parfaite: j’avais envie de le prendre dans mes bras, de lui faire des bisous et de le remercier de me représenter aussi fidèlement, aussi brillamment surtout. Y avait absolument rien de « décalé » dans sa prestation, au contraire : tout me paraissait faire sens, tout ce qu’il disait me paraissait participer d’une logique imparable, d’autant plus évidente, qu’elle était la mienne.

Un autre mec normal.
Un autre mec normal.

Tu vois l’idée je pense et tu y réfléchiras désormais à 2 fois avant d’employer l’Adjectif Que l’On N’Utilise Pas.

Je reviens un peu sur le concert quand même : y avait trop de passages mémorables pour les relater ici, trop de punchlines et de fulgurances pour les reproduire ou même les retenir, malheureusement. Il y a notamment eu un moment de grâce sur Roche, qui pour moi résumait parfaitement sa prestation et que je tiens à raconter : Tellier s’assied derrière son piano électrique, le morceau démarre, sublime évidemment, c’est l’un de ses meilleurs ; on rêve tous de Biarritz en été, on est tous amoureuses de Sébastien. Et là bim, il stoppe le morceau en plein milieu pour se lancer dans un énième monologue drôlatique. Puis le reprend à l’endroit même où il s’était arrêté, comme si de rien n’était, aussi brutalement qu’il l’avait interrompu quelques minutes auparavant. Il crée un moment magique, prend le risque de le briser, mais en fait non car il est drôle et spirituel, et le recrée sans coup férir, nous y replonge le plus naturellement du monde. Génial, au sens propre du terme.

*(je rassure néanmoins les délégués syndicaux et autres membres de CE de mon lectorat: j’irai quand même au repas de Noël, je ne peux décemment pas les priver de ma présence)

2 commentaires sur “Le chanteur décalé

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