Fever Pitch

Mon histoire avec le Real a débuté le 04 novembre 1987.

Je ne dis pas « mon histoire d’amour » car tu sais aussi bien que Nick Hornby et moi qu’il y a tout autant, sinon davantage de douleur et de souffrance là-dedans que de l’amour à proprement parler. En tout cas je m’en sors plutôt bien, je pourrai être supporter de l’Atletico ou du Stade Rennais (encore que, supporter de l’Atletico c’est pas si mal depuis 3-4 ans). Je pourrais même, qui sait, supporter Barcelone… Non mais t’imagines? J’en ai des frissons d’effroi…

Sauf que non, c’est le Real Madrid, et c’est donc très précisément le 04 novembre 1987 que tout s’est joué.

Jusque-là, je DETESTAIS ce club. Par pur esprit de contradiction : ma famille supportait le Real Madrid, il fallait donc que je me trouve d’autres favoris. Aussi simple que ça. Je me souviens pourtant avoir vibré dans mon lit en écoutant en douce à la radio les exploits de Camacho, Santillana ou encore Juanito, auteurs d’exploits incroyables en défunte coupe de l’UEFA notamment (l’ancêtre de la Ligue Europa), inversant plusieurs éliminatoires très mal engagées : victoire 6-1 contre Anderlecht après avoir perdu 4-1 à l’aller par exemple. Dingue ! C’est ainsi au cours de ces années là qu’est né le mythe madrilène de la remontada ainsi que celui d’el espiritu de Juanito, d’après l’état d’esprit bagarreur du premier numero 7 légendaire du Real (avant Butragueño et Raul). Mais je me forçais à contenir mon enthousiasme, je ne voulais pas le montrer. Petit con.
J’adorais sans restriction les allemands en revanche (au début des années 80, c’est les allemands qui étaient au top, et quand on est petit, on supporte les vainqueurs), et je te le dis sans détour : Séville, 1982, France-RFA, j’ai sauté de joie quand les blancs (déjà…) sont revenus au score. Un vrai petit con, vraiment.

Pour en revenir à Nick Hornby, et contrairement à ce qu’il explique si finement dans Fever Pitch, le Real ne s’est donc pas imposé à moi sans raison, comme un fait établi (auquel cas je les aurai supporté dès que j’avais l’âge de m’intéresser à ces choses là, par pur atavisme familial) : il s’est imposé à moi par la puissance de son expression footballistique.

Ce jour-là donc, le 04 novembre 1987, les merengues affrontent le FC Porto en 1/8ème de finale retour de la Coupe des Champions. Le match aller s’est soldé par un 2-1 ric-rac, les guesh sont champions d’Europe en titre, autant dire que le Real n’est pas vraiment en ballotage favorable. Mais ça je m’en fous : je m’installe pour regarder un « gros » match, pas pour vibrer pour l’une ou l’autre des 2 équipes.
Sauf que là c’est le choc. C’est Pet Sounds, Walden, Vertigo. Sous mes yeux, le football. Le Football mon vieux.

Les 11 coupables
Je l’ai encore ce maillot!

Porto marque dès la 22ème minute. A la mi-temps, les guesh sont donc qualifiés. Tout se joue en 2ème période, à l’entrée de Paco Llorente, joueur à l’allure un peu pataude, totalement inconstant, éternel espoir, déception permanente mais capable de fulgurances terrassantes sur son aile gauche. Ce soir-là, il fait l’amour à l’arrière-droit portugais pendant 45 minutes et nous gratifie d’un festival de crochets, de passements de jambes (putain, celui qu’il accomplit sur le but qui amène le 1-1 m’a hanté pendant des années), de débordements en tout genre.
Pour la faire courte, en 2ème mi-temps donc, c’est la leçon : 11 footballeurs atteignent une sorte d’extase collective qui décuple, centuple leur pourtant immense talent individuel. Le doublé du Real est inscrit par celui qui deviendra pour toujours mon héros footballistique absolu, Jose Miguel Gonzalez Martin del Campo, dit « Michel » (oui, LE Michel entraîneur de l’OM et tu vas me faire le plaisir de prononcer son nom « Mitchell ». Tout comme on dit Real Madrid et pas Real de Madrid). Cette 2ème mi-temps, c’est un choc esthétique pur et simple : les arabesques dessinées par les trajectoires de ces petites figures blanches sur fond vert s’impriment à jamais sur ma rétine. J’en suis ému aux larmes. Et je bascule, irrémédiablement.
Cette année là, le Real accomplit un superbe parcours mais se fait sortir salement par un très sale PSV Eindhoven en demi-finale (le même PSV qui avait sorti Bordeaux en quarts, avec notamment l’agression préméditée du poète Ronald Koeman sur Gentil Gana). Cette génération dorée, celle de la quinta del Buitre, ne sera jamais championne d’Europe. Mon plus gros chagrin de supporter, ex-aequo avec la finale de Roland-Garros perdue par McEnroe face à Lendl en 1984.

29 ans que ça dure cette histoire…
C’est complètement con, totalement absurde. Je sais tout ça, tu penses bien… Mais ce soir, je serai encore comme un couillon devant mon écran, à me lever toutes les 3 minutes comme si j’étais sur le banc de touche, et à gueuler comme un connard pour que 11 types en blancs viennent à bout de 11 types en bleu (tu sais bien toi, qu’il FAUT gueuler pour que ça passe). Pour assister, peut-être, comme en 2000, à un geste de ce genre (l’un de mes plus beaux moments de supporter ce match-là). Pour espérer qu’encore une fois, le très gâté et aristocrate public du Bernabeu entre en fusion comme il sait le faire lors des grands rendez-vous, lors de ces remontadas impossibles qui ont émaillé les épopées européennes des blancs. Pour que le Real Madrid élimine Manchester City en 1/2 finale retour de la Ligue des Champions.

Le chanteur décalé

Putain qu’est-ce que j’ai horreur de cet adjectif ! Dès qu’un film, un disque, un artiste sort un peu des rails, n’entre dans aucune catégorie aisément identifiable (et Dieu sait si en France, on aime mettre les gens dans des cases, avec des étiquettes. Mais où est la liberté de créer, de penser, d’entreprendre dans ce pays? Hein?) , on y a droit : « Ouais j’adore les films de Wes Anderson, son univers un peu décalé… Ouais c’est trop un guedin Katerine, j’adore ce genre de mecs un peu décalés ».
Tu noteras qu’une œuvre/un artiste « décalé » l’est nécessairement « un peu » : on sait tellement pas ce que ça signifie qu’on prend des pincettes, des fois qu’on dise une connerie… Ben oui, tu m’étonnes : « décalé » ça veut dire quoi exactement ? « Décalé » par rapport à quoi, à qui ? Ca me met hors de moi (I mean it). Le seul emploi acceptable du mot « décalé », le voici : « Ronaldo a superbement décalé Özil sur la droite ».

Ca m’énerve d’autant plus que la plupart du temps, l’adjectif est employé pour désigner quelque chose ou quelqu’un dont je ne pourrai précisément pas me sentir plus proche, quelque chose ou quelqu’un qui m’est on ne peut plus cher. Je n’aurais aucun problème à me sentir moi aussi « décalé » mais le mot, s’il est systématiquement employé pour désigner quelque chose qui échappe à son utilisateur, est également toujours paré d’une connotation un peu péjorative. Quelqu’un de « décalé » est quelqu’un d’un peu anormal, du moins en marge… Alors suis-je moi-même à ce point en marge par voie de conséquence ? Je n’en ai pourtant pas l’impression.

Si je parle de ça aujourd’hui c’est que cette semaine au boulot, une collègue a qualifié Sébastien Tellier de «chanteur décalé ». Elle l’a d’abord qualifié de « bizarre », un peu « taré » puis face à mon indignation et à ma révolte (j’ai mis ma non-participation au repas de Noël de la boîte dans la balance)  m’a supplié d’une petite voix de reconnaître « qu’il fait quand même un peu chanteur décalé quoi… ».

Non.

Mille fois non.*

Je me suis senti insulté car j’ai justement senti récemment, et plus que jamais, une grande fraternité d’esprit avec Séb.

J’avais déjà ressenti ça pour Katerine lorsqu’il avait été l’invité de la Méthode Cauet à la sortie de Robots après tout. Les autres invités pouffaient de rire à chacune de ses réponses (et dans la Méthode Cauet, les invités se nommaient souvent Clara Morgane, Philippe Lellouche, Mickael Vendetta et Cachou): il était la curiosité de l’assemblée, le freak, le benêt, l’idiot du village. Chacune de ses réponses aux questions de l’animateur-goret me paraissaient pourtant incroyablement spirituelles, justes, clairvoyantes. J’avais devant mes yeux un type dont je sentais qu’on partageait une même sensibilité, des mêmes références… Un type intrinsèquement, profondément normal, au sens « équilibré » et positif du terme. Ce moment m’avait rendu à la fois très heureux et très triste.

Un mec normal.
Un mec normal.

Concernant Sébastien Tellier, le moment a eu lieu durant son concert il y a quelques semaines. Un concert hallucinant de près de 2h30, durant lequel, il ne s’est pas contenté d’interpréter à la perfection les chansons de My God Is Blue et de Sexuality ( + La Ritournelle, évidemment, quel putain de beau clip nom de Dieu) : il a également livré un spectacle de stand up de haute-volée.
Entre chaque titre, parfois au milieu d’une chanson, il nous livrait ses réflexions, ses fulgurances, incroyablement drôles et pertinentes : Dany Boon, Lance Armstrong, la prononciation du mot « match » (que d’aucuns prononcent « mash »), les Juifs, le sexe, les toulousains, U2, les Roms (il était, de son propre aveu, très branché « ethnies » ce soir là), Michael Jackson, Lionel Jospin en 81, tout y est passé.

C’était merveilleux.

Bien sûr, je savais tout ça : je l’écoute, l’apprécie et l’admire depuis L’Incroyable Vérité, je l’avais déjà vu à 2 reprises sur scène, il fait partie de mes héros. Mais ce soir là, l’osmose était parfaite: j’avais envie de le prendre dans mes bras, de lui faire des bisous et de le remercier de me représenter aussi fidèlement, aussi brillamment surtout. Y avait absolument rien de « décalé » dans sa prestation, au contraire : tout me paraissait faire sens, tout ce qu’il disait me paraissait participer d’une logique imparable, d’autant plus évidente, qu’elle était la mienne.

Un autre mec normal.
Un autre mec normal.

Tu vois l’idée je pense et tu y réfléchiras désormais à 2 fois avant d’employer l’Adjectif Que l’On N’Utilise Pas.

Je reviens un peu sur le concert quand même : y avait trop de passages mémorables pour les relater ici, trop de punchlines et de fulgurances pour les reproduire ou même les retenir, malheureusement. Il y a notamment eu un moment de grâce sur Roche, qui pour moi résumait parfaitement sa prestation et que je tiens à raconter : Tellier s’assied derrière son piano électrique, le morceau démarre, sublime évidemment, c’est l’un de ses meilleurs ; on rêve tous de Biarritz en été, on est tous amoureuses de Sébastien. Et là bim, il stoppe le morceau en plein milieu pour se lancer dans un énième monologue drôlatique. Puis le reprend à l’endroit même où il s’était arrêté, comme si de rien n’était, aussi brutalement qu’il l’avait interrompu quelques minutes auparavant. Il crée un moment magique, prend le risque de le briser, mais en fait non car il est drôle et spirituel, et le recrée sans coup férir, nous y replonge le plus naturellement du monde. Génial, au sens propre du terme.

*(je rassure néanmoins les délégués syndicaux et autres membres de CE de mon lectorat: j’irai quand même au repas de Noël, je ne peux décemment pas les priver de ma présence)