Dans le parc, durant la pause déjeuner :
– Eh, faut pas rester là longtemps hein !
– …
– Eh faut pas passer la journée là hein !
– Ben on mange et quand on a fini, on s’en va.
– Ouais ça va… Faut pas traîner toute la journée là hein!
– Oui oui, on mange et on s’en va.
– Bon… Parce que sinon hein… Pfiutt, ça va pas aller, comme ça là…
– …
– Parce que j’ai fait l’armée moi hein ! J’étais dans l’armée! J’y étais en Algérie, j’y étais là bas dans le Rif… Aïe Hitler !! (avec 2 doigts en guise de moustache et le bras tendu)
– …
– T’as fait l’armée toi ?
– Euh non…
– Ouais… T’as essayé de… pfuit… (fait le geste du mec qui esquive avec une mine de dégoût)
Là, un éclair de lucidité, de grâce presque. Je pressens que s’il y a bien un moment où je ne dois pas me vanter d’avoir fait des pieds et des mains pendant plusieurs mois pour parvenir à me faire exempter, c’est maintenant. NOW.
– Je suis trop jeune.
– Hein ?
– Je suis trop jeune, c’était déjà fini le service militaire obligatoire quand j’ai eu l’âge de le faire.
– Ouais d’accord. (Le mec est vraiment très bourré pour ne pas voir que je lui raconte des grosses conneries sur mon âge ne peut qu’acquiescer sans ciller tant mon faciès exprime toute la vigueur d’un jeune adulte encore irrigué d’une sève adolescente) Non passqu’à l’armée ils t’en auraient foutu un peu là… (fait le geste du mec qui marche droit)… Ca t’aurait fait du bien un peu… Aïe Hitler !
– …
– Tu travailles ?
Il s’adresse brusquement à la personne qui déjeune avec moi. Il doit penser que n’ayant pas fait l’armée, je ne suis pas digne d’avoir un boulot.
– Oui, je travaille là (elle désigne le musée des Abattoirs qui jouxte le parc, derrière nous).
– Dans cette merde ? Pffffffffffff, grmlblgmlblr (salmigondis duquel il ressort que notre interlocuteur n’apprécie guère la création contemporaine). Ca t’aurait fait du bien l’armée oui… (ok, là il revient sur moi. Putain de favoritisme) Des coups de pieds au cul un peu… Regarde le là… Bosser à rien foutre là putain. Intellectuel de gauche va… Regarde le là, avec ses fringues, il pue ce mec là putain… PD va… Enfin, pas PD (fait un geste au niveau des fesses qui désigne justement des fesses) mais PD de la tête…
A sa décharge, je suis particulièrement colourful ce jour là et nous avons visiblement affaire à un homme qui va droit au bout et privilégie les raccourcis. Il continue, il doit sentir qu’il tient un truc là :
– Il te mettait pas assez de torgnoles ton père… Il t’en as mis des torgnoles ?
Là aussi, j’ai l’intuition que je me dois de garder pour moi l’information selon laquelle mon père n’a jamais levé la main sur moi.
– Oui.
– Il t’en a pas mis assez… Je vais arrêter là parce que sinon je vais t’en coller une moi (S’ensuit un nouveau mélange de paroles et onomatopées souligné par des expressions moyennement amicales)
Il s’approche encore. Y a moyen que ça dégénère vraiment à un moment ou un autre là quand même. Il remarque que la personne qui déjeune avec moi est enceinte.
– Ah vous êtes enceinte ?
– Eh oui.
– Ah je vous laisse alors. Je respecte, ça, je respecte… Allez bon appétit je vous laisse.
Bilan du déjeuner : je suis un « intellectuel de gauche » et un « PD de la tête ». Et je fais 10 ans de moins que mon âge. Une bonne journée donc finalement.